Source : socheese.fr par Arnaud Sperat-Czar
Après des siècles d’autarcie et d’ultra-tradition, le Japon se convertit peu à peu aux goûts étrangers. Dans la foulée du vin, il se passionne pour le fromage. Grâce à une poignée de pionniers passionnés, aux parcours remarquables, l’archipel produit, importe et consomme désormais de plus en plus de fromages de qualité (français notamment), dans ses corners haut de gamme et ses hôtels-restaurants.
Il faut une bonne quinzaine d’euros, pas moins, pour pouvoir s’offrir un camembert de Normandie AOC au Japon. « Le fromage est ici un produit de luxe, très cher », reconnaît bien volontiers, tout en le déplorant, Sanae Hisada, pionnière et figure emblématique de la vente de fromages haut de gamme dans l’Archipel. « On ne le consomme que lors d’occasions particulières, explique-t-elle : anniversaires de mariage, repas avec des amis… et non pas au quotidien. »
Sanae Hisada dispose au Japon de 22 boutiques, situées en majorité au sein de grandes enseignes haut de gamme, au côté des stands de grands chocolatiers et de producteurs de caviar. Une offre très pointue, française aux deux tiers, qui n’a rien à envier à celle des meilleures fromageries de détail européennes.
« Nous irons à 30 points de vente maximum », annonce-t-elle. Soit pratiquement une création chaque année : elle s’est lancée dans l’aventure fromagère à 31 ans, elle en a désormais un peu plus de 60. Tout a commencé à Tokyo, au sein d’un grand magasin installé dans la galerie marchande d’une gare. Sanae tenait un stand de cuisine européenne. Son directeur, impressionné par l’énergie qu’elle déployait, lui a proposé d’ouvrir un second magasin. Mue par un instinct dont elle peine encore aujourd’hui à comprendre les raisons, elle lui a proposé d’ouvrir une boutique de produits laitiers (yaourts, lait, fromage), « sans rien y connaître ».
Elle ouvre ainsi une crèmerie, à Tahikawa, dans l’un des quartiers périphériques de Tokyo, au début des années 80. Une première au Japon. Elle l’occupe toujours. A l’époque, il n’existait dans les librairies japonaises aucun livre sur le fromage. Alors, elle s’est mis à rédiger des fiches. Fromage par fromage. En apprenant le français et en compulsant des livres et des plaquettes commerciales. Un travail lent et méthodique qu’elle a mené pendant quinze ans. Un chemin initiatique.
La success story est loin d’être immédiate. « Cela a été très difficile au début, confie-t-elle. Tous les fromages moisissaient en raison de l’humidité. J’ai réussi à survivre grâce aux plats traiteurs à base de fromage que nous réalisions. Il a fallu dix ans, malgré l’ouverture d’une dizaine de magasins, pour que les affaires démarrent vraiment. » Grâce à une meilleure maîtrise de l’offre ? Non « grâce au boom du vin rouge, explique-t-elle. Une mode s’est déclenchée, le vin est devenu un produit chic, occidental. Et l’une des bonnes façons de marier le vin, c’est avec le fromage ! »
De son propre aveu « très gourmande », Sanae ne se satisfaisait pas de l’offre qu’elle trouvait chez les grossistes locaux. Alors, au bout de dix ans, elle a décidé d’aller « à la source » et de venir très régulièrement en Europe, environ tous les deux mois : elle a parcouru la Hollande, l’Italie, la France, l’Allemagne…, beaucoup goûté, beaucoup observé, beaucoup écouté. Elle brassait désormais suffisamment de volume pour pouvoir importer en direct. Elle se souvient très bien des premiers bons de commande en direct : de l’Ossau Iraty, puis des comté de chez Petite et Vagne…
Au-dessus des stands de vente du magasin historique, une longue fresque peinte rend hommage à tous ceux qui l’ont aidée : Philippe Olivier, Henry Voy, Roland Barthélemy, les Quatrehomme… A l’étage, une salle de restauration. Au sous-sol, des caves où transitent et s’affinent les fromages qui seront dirigés ensuite vers ses 21 autres magasins.
La troisième décennie, elle l’a consacrée à la maîtrise de l’affinage. Elle a commencé par un stage chez Philippe Olivier, en 1999, à Boulogne-sur-Mer. « J’avais prévu d’y rester un an et demi. Mais au bout de trois mois, j’avais, paraît-il, le niveau ». Elle a donc écourté le stage et repris sa découverte des terroirs de France et d’ailleurs.
« C’est le boom du vin rouge qui a fait entrer le fromage au Japon »
Sanae Hisada partage désormais sa vie entre Tokyo et Paris, où elle vient d’ouvrir une seconde boutique (rue de Richelieu), avec une offre de restauration, et où elle habite en majorité depuis 2004. Une consécration pour elle : réussir au « pays du fromage ». Son mari, Toshio, ancien cuisinier spécialisé dans la cuisine japonaise traditionnelle, est resté au Japon où il supervise le volet comptable, administratif, logistique. Sa fille Eri est en charge de l’export.
Dans ses deux boutiques parisiennes, Sanae Hisada retrouve 20 % de Japonais, « des touristes qui veulent repartir avec des souvenirs typiques, empaquetés sous vide ». Elle propose notamment du chèvre frais au wasabi, passerelle entre les deux lointains pays. Mais assez peu de fromages japonais : « La production lcoale est embryonnaire, explique-t-elle : on commence à avoir des produits de qualité. La législation nippone interdit la fabrication de produits au lait cru mais permet heureusement leur importation. »
La formation du personnel au Japon n’a pas été le moindre de ses problèmes : « Je suis contrainte de prendre des gens qui ne connaissent rien du tout au fromage, et de les former : nous leur faisons suivre des séminaires, les emmenons en France. »
Elle vend 6 à 10 tonnes de fromage par semaine. Sa consœur, Rumiko Honda (société « Fermier »), auteur d’un guide qui a fait le tour du monde, a ouvert trois boutiques. « Elle est aussi l’une des pionnières dans le monde du fromage au Japon », indique Sanae Hisada.
Au total, le Japon dispose seulement d’une cinquantaine de points de vente spécialisés. Le goût nippon est encore timide : « Les consommateurs sont plutôt enclins à acheter des produits peu affinés. Ils veulent que le fromage puisse durer, être consommable plusieurs jours. Très peu de restaurants proposent, d’ailleurs, des fromages affinés. Ils privilégient les valeurs sûres, des fromages dont le nom est connu. Il y a tellement de choses à leur apprendre ! » Ils raffolent ainsi des triples-crèmes, « mais aussi des comtés très affinés, des salers, du laguiole lorsqu’on sait leur faire découvrir ». Ses préférences personnelles vont aux chèvres affinés très secs. « C’est en dégustant un charolais chez Marie Quatrehomme, que j’ai décidé que je deviendrais affineur », confie-t-elle.
« Six à dix tonnes vendues chaque semaine »
Une offre plus standardisée et moins ambitieuse a également fait sa place dans les linéaires de la grande distribution. Peu à peu, le fromage et les produits laitiers grignotent l’archipel nippon, s’invitant même, parfois, au petit-déjeuner. Le fromage n’est plus une curiosité dont on a entendu parler, un privilège d’happy few. « Ce n’est pas non plus un phénomène de mode passager, affirme Sanae Hisada, cela fait des années que le marché progresse, il n’y a pas de raisons que cela s’interrompe brutalement. »
De là à parler de conversion, ce serait aller un peu vite en besogne. « Les Japonais consomment 2 kilos de fromage par personne et par an, contre 25 kilos pour les Français », rappelle le directeur de Chesco, « la plus ancienne société de fromage au Japon », créée en 1957. Son cœur de cible : les grandes surfaces (la compagnie possède des « corners » dans certains) et les hôtels restaurants. Contraction de « Cheese Sale Company », Chesco importe les fromages de 14 pays. « Le marché a été lancé dans les années 60 à la faveur des Jeux Olympiques de Tokyo en 1964. Puis il a bénéficié d’une nouvelle impulsion dans les années 70 avec l’exposition universelle d’Osaka », explique son président Yoshiyuki Otsuka.
Chesco importe au Japon les fromages de quatorze pays
Le fromage, baromètre de l’ouverture du Japon au monde ? « Le Japon a derrière lui des siècles et des siècles d’autarcie, commente Philippe Thirouard, en charge du Japon pour Bongrain. Le groupe laitier français est présent dans l’Archipel depuis plus de quatre décennies. Il y dispose d’une filiale d’importation et d’une usine de produits frais et ultrafrais. « Il y a beaucoup de freins culturels, reprend-il. Mais les Japonais sont ouverts et ce sont des gourmets. Ils sont en train de découvrir le fromage. Il y a là le potentiel pour au moins doubler ou tripler le marché existant dans les dix ans. » Ce qui impliquera de résoudre le problème du « manque de vrais pros de la distribution : les directions de magasins n’ont pour l’instant qu’une faible expérience du fromage, avec une mise en valeur insuffisante ».
Le segment des « fromages de table » pèse tout au plus 10 000 à 15 000 tonnes par an, estime-t-il, pour un marché global de 257 000 tonnes. La moitié en process cheese (fromages fondus…), l’autre en « natural cheese » (produits fermentés), parmi lesquels on retrouve les fromages de table. Le poids des fromages industriels doit beaucoup au général américain Mac Arthur, qui a pris les rênes de l’archipel après la capitulation de l’empereur. « Le Japon était alors totalement détruit et n’arrivait plus à se nourrir, reprend Philippe Thirouard. Mac Arthur a mis sur pied un programme pour nourrir la population. Il a notamment fait importer des containers de process cheese , distribués dans les écoles , pour garantir un bon équilibre nutritionnel et protéique aux enfants ».
« Nous ne sommes pas habitués à consommer du fromage à la fin du repas, constate le patron de Chesko. Plutôt avant le repas, en apéritif avec du vin. On propose à nos consommateurs des idées de boissons, du saké. On imagine beaucoup de recettes. »
Plusieurs Européens de renom ont bien perçu le potentiel local : des Meilleurs ouvriers de France en premier lieu, tels que Hervé Mons, Rodolphe Le Meunier, Christian Janier… Des noms réputés comme ceux de Marie-Anne Cantin ou Philippe Alléosse. Ils viennent fréquemment en « guest stars » pour des « Cheese Parties », des opérations commerciales organisées par des chaînes hôtelières.
« Nous sommes présents sur le Japon commercialement depuis sept ans, relate par exemple Hervé Mons. Mon premier voyage dans l’Archipel date de 1995 : je participais à une opération de promotion de la France avec des chefs de cuisine, dont Michel Troisgros, qui nous a permis d’établir des contacts sur place. Nous avons tout d’abord commercialisé nos produits dans le réseau de la restauration et les “ cheese wines Bar ” qui étaient déjà à la mode il y a plus de dix ans. Au fil du temps, nous avons établi avec l’enseigne alimentaire Kinokunya une relation très constructive : nous avons maintenant des corners en place avec une gamme significative mais surtout de qualité car le challenge était de taille. »
Les exigences sanitaires locales ont-elles constitué un frein ? « Il nous a fallu convaincre les autorités pour arriver à vendre nos fromages “ à la française ” avec une coupe et un service de dernier instant, évitant ainsi le pré-conditionnement sous film qui est systématique au Japon. Aujourd’hui nous poursuivons ce développement, nous organisons quotidiennement des visites en production et des formations en France, ce qui nous permet de pérenniser une volonté de professionnalisme des équipes et des clients. Si je devais résumer le marché japonais, c’est avant tout celui de la patience, de la pugnacité et du professionnalisme, le tout dans un respect incommensurable. »
Les détaillants français en « guest stars »
Rodophe Le Meunier, MOF et vainqueur des Caseus Awards, et Philippe Alléosse ont, pour leur part, établi un courant régulier via le site de vente en ligne « Order Cheese » (www.order-cheese.com). Philippe Alléosse annonce « 800 clients par mois ».
Lorsque, à l’automne dernier, Sanae Hisada a reçu une importante délégation de la « Guilde Internationale des Fromagers », composée de Français, de Suisses, d’Allemands, de Hollandais, de Canadiens.., elle les a tous ébahis par son assurance et la force de ses convictions. Avec l’aide de nombreux confrères japonais, elle a pris soin de leur faire découvrir, avant le lever du soleil, Tsukiji, l’un des douze marchés aux poissons de Tokyo (2 000 tonnes de 480 espèces de poissons vendues chaque jour sur une surface de 5 terrains de baseball par 750 revendeurs…) en rêvant sans doute au jour où le succès du fromage au Japon nécessitera un outil comparable ? Elle a pris bien soin également de leur faire découvrir les vignerons locaux, qui s’évertuent patiemment, malgré un climat humide parfois bien peu propice au raisin, à faire pousser des grappes en les abritant individuellement sous de petits parapluies en papier. Impossible n’est pas japonais…
merci pour ce passionnant article !