Portée par une culture très traditionaliste, l’île se démène pour préserver un patrimoine fromager menacé, alors que sa viticulture, en pleine renaissance, a beaucoup gagné en finesse. Rencontres.
La Corse n’est pas une île, c’est une montagne entourée par la mer ». De cette boutade d’un vigneron de Patrimonio, découle une grande partie du « particularisme corse ». Un territoire dont le développement économique a longtemps été entravé par les difficultés d’accès, très pauvre avant que l’île ne finisse par s’engouffrer, parfois contre son gré, dans l’exploitation du gisement touristique. Sa beauté à couper le souffle tient beaucoup à ce caractère accidenté.
« En l’espace de vingt ans, l’île s’est complètement métamorphosée », affirme le fromager Jean-José Marcellesi, installé au sud, dans la plaine de Figari. Ce perfectionniste intransigeant au physique sec comme un cep ne se fait pas à cette idée : « Le tourisme, reprend-il, est un pesticide. Les jeunes ne veulent plus travailler, ne savent plus travailler. Surtout ici dans le Sud où il rêvent tous d’ouvrir un restaurant ou une baraque à frites. Autant vous dire que le métier astreignant de berger n’attire pas les foules ».
Défendre le pastoralisme
« Le modèle agro-pastoral qui fonde notre identité est très menacé », assure à son tour Sébastien Costa, jeune berger transhumant et actuel président de U Casgile, l’une des deux associations, avec Casgiu Casanu, qui se partagent la représentation des fromagers fermiers corses. Il élève 170 chèvres et une cinquantaine de brebis dans la région de Niolo, transforme trois mois au village et quatre mois en estive. En cause, selon lui : outre le manque de vocations évoqué par « Jean-Jo », la hausse vertigineuse des prix du foncier (fini le temps où, dans les héritages, les filles n’avaient droit qu’aux terres du bord de mer…) et les réticences culturelles locales à adopter des normes venues de Bruxelles…
Et pourtant, l’alliance du climat méditerranéen et de l’altitude crée des conditions propices à un élevage de qualité. Sur la côte est, la moins sèche et la moins accidentée, les troupeaux de brebis trouvent des pâtures de qualité. A l’intérieur, l’altitude (117 sommets dépassant les 2 000 mètres) offre suffisamment de fraîcheur pour rendre possibles la transhumance et l’estive. Au début du siècle dernier, la Corse était connue sous le nom d’« île verte » pour la différencier des autres îles méditerranéennes beaucoup plus arides. Elle dispose de races propres de chèvres et de brebis, très peu productives mais dont la richesse du lait en protéines est très propice à la fabrication de fromages.
La Corse compte environ 350 producteurs fermiers et 18 laiteries. Les bergers se contentent, dans leur grande majorité, de vendre leurs fromages – pâtes molles et tommes légèrement pressées essentiellement – sur les marchés avoisinants. La demande, locale ou touristique, excède largement l’offre. Très peu d’entre eux se sont donc engagés dans une démarche d’agrément sanitaire et de mise aux normes permettant de vendre leurs produits à l’extérieur de l’île.
« Vu les petites quantités transformées par les fermiers, l’agrément ne se justifie pas. Il faut compter plusieurs dizaines de milliers d’euros. Ce serait du luxe », justifie Sébastien Costa. Lui-même, implanté à l’intersection de deux chemins de randonnée, le mythique GR20 et le Mare a Mare nord, vend 70% de sa production en estive, à 1400 mètres d’altitude : « Je vois passer 500 personnes par jour », affirme-t-il. Il transhume à partir du dernier samedi de juin et redescend en général la première semaine d’octobre.
Pour satisfaire à la demande, les laiteries ont recours à des laits en provenance de la toute proche Sardaigne, de la péninsule ibérique ou des plus lointains Balkans. Ce qui scandalise Sébastien Costa : « Il est aberrant que l’on puisse proposer aujourd’hui des fromages dits “corses” avec des laits venus d’ailleurs. » Le même phénomène touche, avec une ampleur encore plus grande, les charcuteries insulaires. « Il est capital, reprend le président de l’association, que l’on défende le pastoralisme. C’est autrement nous faire disparaître à court terme. Le berger a toujours été au cœur de la société corse, s’il disparaît, nous perdrons notre âme ».
Le plateau de fromages corses évoque le monde fromager d’avant la naissance des AOC et l’essor du commerce moderne : une offre d’aspect très hétéroclite, l’utilisation fréquente de laits mixtes (brebis et chèvre), des recettes qui se transmettent de père en fils ou par voisinage, sans codification ou cahier des charges précis, et, sur les étals, des fromages qui n’ont d’autre nom que celui de « fromage ».
La Corse dispose déjà d’une AOC, le brocciu, fabriqué à partir de lactosérum, et qui se consomme le plus souvent le jour même ou le lendemain de la fabrication. Elle dispose en puissance d’au moins quatre AOC supplémentaires :
• le bastelicaccia, pâte molle à croûte légèrement fleurie, produite du côté d’Ajaccio,
• le venaco, fromage tendre à croûte lavée, de couleur orangée, originaire du centre de l’île (60 jours d’affinage en moyenne).
• le niolo, pâte molle à croûte lavée, de forme carrée à bords arrondis, originaire également du centre de l’île (qui se consomme à partir de 4 mois). Les affineurs de la région de Calenzana (du côté de Calvi) ont créé une version plus affinée (plus d’un an), donnant un fromage d’aspect grisâtre à l’extérieur et au goût affirmé, le calenzana.
• Le Sartenais, une pâte pressée non cuite, fabriquée dans le sud de l’île…
« Tout le monde en selle »
L’AOC, la voie du salut ? Beaucoup l’espèrent, mais les énergies peinent à tirer l’attelage dans le même sens. Les différentes tentatives initiées par le passé se sont toujours heurtées jusqu’à présent aux querelles d’intérêt, au manque de mobilisation, à la concurrence entre collectivités territoriales, bergers et laiteries et à une certaine opacité. Aujourd’hui encore règne une certaine confusion. Trois syndicats de défense ont été créés au printemps 2009 pour le bastelicacia, le venaco et le sartenais.
Mais de son côté, l’association U Casgile a décidé, sous l’égide de l’Interprofession laitière ovine et caprine de Corse (ILOCC), de soutenir la demande d’une AOC Casgiu corsu (« fromage corse »), capable de fédérer les trois principales pâtes molles : bastelicacia, venaco et niolo. « Nous voulons mettre tout le monde en selle, affirme Sébastien Costa, et notamment les laiteries pour qu’elles jouent le jeu de l’AOC et encouragent la production de lait authentiquement corse. Le premier cahier des charges a été déposé à l’Institut national des appellations d’origine (Inao) en février 2010. Il s’inspire plutôt du type niolo. Nous avons demandé la possibilité de thermiser le lait pour les collecteurs, pas pour les fermiers ».
Le projet définit la première semaine de fabrication seulement : « Nous défendons le fait que ces fromages disposent d’un tronc commun initial et que c’est l’affinage qui leur donne ensuite leurs caractéristiques propres ». Une démarche dont il n’est pas encore assuré que l’Inao goûte toute l’originalité… Aux dernières nouvelles, une commission d’enquête devait être nommée cet été par l’Institut.