Pourquoi un maroilles vous “saute-t-il au nez” plus vite et plus fort qu’une bûchette de chèvre ? Pourquoi peut-on identifier, dans un époisses, des arômes qui n’ont absolument aucun lien avec la filière laitière, comme celui de l’orange amère ? Ou plus étonnant encore, déceler un arôme de cuir dans un comté, alors que personne n’a jamais “goûté” de cuir ?
Les odeurs ? Dites plutôt les arômes
“Je travaille avec des publics différents : étudiants en licence pro, producteurs de filières AOP ou crémiers-fromagers, et tous ont un point commun : il arrive fréquemment que ces professionnels, lors d’une dégustation, n’osent pas dire “ça a le goût de chocolat””, ou “ça me rappelle la crème anglaise vanillée”. Ils ne font pas confiance à leurs sensations car ils ignorent qu’elles sont fondées, d’un point de vue scientifique”, explique Florence Bérodier, responsable de l’analyse sensorielle au Centre technique des fromages comtois (Jura).
En effet, on “goûte” avec le nez, plus qu’avec les papilles gustatives : le nez, ce n’est pas seulement le fait de porter un fromage sous ses narines, c’est aussi l’arrière du nez, qui entre en jeu une fois que l’on déguste le produit. “Le nerf olfactif est stimulé par deux canaux : la voie orthonasale (par le nez) et la voie rétronasale (quand le produit est en bouche), explique Eric Spinnler, directeur adjoint de l’UMR “Génie et microbiologie des procédés alimentaires” à AgroParisTech (Yvelines). Quand vous consommez du fromage, en bouche, l’augmentation de la température, la mastication ainsi que la dispersion des globules gras dans la phase aqueuse, libèrent les composés volatils.”
Plus que d’odeurs, il convient donc de parler d’arômes du fromage. Les papilles, en réalité, permettent surtout de distinguer le sucré, le salé, et les trois autres saveurs fondamentales (acide, amer et umami). Pour finir de vous en convaincre, souvenez-vous de votre dernier rhume : quand vous avez le nez bouché, les aliments perdent l’essentiel de leurs arômes.
Les odeurs et les arômes sont donc détectés au même endroit : “C’est la même mémoire sensorielle que nous interrogeons, pour leur donner un nom, reprend Florence Bérodier. Voilà pourquoi vous pouvez parfaitement identifier dans un fromage un arôme existant aussi dans un produit non alimentaire, mais dont vous connaissez l’odeur (le cuir, le suint, l’étable…).”
“Et voilà pourquoi, également, l’ensemble de la filière alimentaire s’intéresse tellement aux arômes, qu’ils soient naturels ou non : ils nous envoient des signaux déterminants dans l’achat d’un produit” », complète Eric Spinnler.
Parler d’arômes, c’est parler d’émotion, mais la science permet de repérer, classer et quantifier les composés volatils responsables de ces arômes. On peut parler de crème, de champignon frais, de levure de boulanger, de fruit très mûr, de caramel, de grillé, de foin, de vanille, de café au lait. Comme on peut parler d’esters, de lactones, de méthanethiol… Les deux discours sont justes, il convient surtout de s’adapter à son public. Et l’identification scientifique d’un composé volatil permet de comprendre pourquoi on le retrouve aussi bien dans un fromage (où il a été généré par les “confrontations” des micro-organismes) que dans un produit sans lien avec la filière laitière (l’orange par exemple).
Ce qui génère les arômes
Les arômes des fromages sont dus, pour partie à la “matière première”, et pour partie au processus de fermentation. “Globalement, plus le produit est frais, plus le rôle de la matière première est important, reprend Eric Spinnler. A l’Inra de Theix par exemple, mes confrères ont retrouvé dans des fromages affinés certains composés volatils issus des plantes consommées par la vache. Attention cependant, on peut identifier ces composés d’un point de vue scientifique, mais pas forcément sensoriel : ils restent imperceptibles en bouche.”
“Ils sont imperceptibles en bouche, mais ils contribuent à la densité et à la complexité des fromages au lait cru, rappelle Florence Bérodier. En les dégustant, nous sommes heureux de reconnaître dans un fromage des arômes lactiques ou animaux, mais aussi des nuances de gâteau au citron, pain au levain, brioche à l’œuf, soupe à l’oignon… C’est ce bouquet “naturel” qui séduit et qui justifie le travail remarquable accompli en amont : emmener les vaches en pâturage permet de collecter un potentiel aromatique, pas seulement via l’alimentation du troupeau, mais aussi par l’intermédiaire de tous ces micro-organismes présents du sol à la ferme… et qui se retrouvent dans le lait, d’autant plus que l’éleveur respecte cette microflore au moment de la traite. C’est avec ce travail noble que commence le fameux “lien au terroir”.”
Dans le fromage frais, la crème, le beurre, une partie des arômes sont produits par les bactéries lactiques. Ce n’est pas le cas pour les fromages affinés : ici, les arômes dominants sont issus d’une savante association de microflores, certaines bactéries, levures ou moisissures sortant “victorieuses” » de la compétition qui se joue dans la pâte et surtout sur la croûte.
Sachant que le même composé volatil peut être produit par deux bactéries différentes, ou par une bactérie et un champignon, il est difficile de définir exactement “qui fait quoi”.
Pour en revenir au réfrigérateur et à la présence de maroilles, dans ce cas de figure c’est essentiellement la bactérie Brevibacterium linens (Ferment du rouge) qui est en cause. “Par des réactions en chaîne, Brevibacterium linens produit du méthanethiol, un composé soufré dont la volatilité est très importante. C’est pour cette raison que nous la percevons facilement en ouvrant la porte du réfrigérateur”, indique Eric Spinnler. La notion de volatilité est essentielle pour comprendre le phénomène des arômes.
Ce qui libère les arômes, ou au contraire les “éteint”
La volatilité, voilà pourquoi nous percevons les arômes des fromages.”Il s’agit de la capacité d’une molécule à passer à l’état de vapeur, et ainsi à arriver jusqu’à nos récepteurs olfactifs, explique Eric Spinnler. Les molécules aromatiques doivent être volatiles. Une fois que la molécule entre en phase vapeur, l’interaction avec le récepteur olfactif va déterminer sa qualité et son seuil de perception. Chaque molécule dispose d’un point d’ébullition : plus on se rapproche du point d’ébullition, plus la molécule devient volatile. Mais elle est présente en phase vapeur bien au-dessous de ce point : le point d’ébullition est un indicateur. Et ce n’est pas le seul critère de volatilité. En effet, chaque molécule est en interaction avec d’autres, elle est entourée de macromolécules et notamment de matière grasse. Or, la matière grasse a un rôle très important de fixation de l’arôme. En fonction de son environnement chimique, une molécule sera plus ou moins volatile. Deux molécules dotées du même point d’ébullition, mais dont l’hydrophobie diffère, n’auront pas la même volatilité.”
Pour déceler les arômes, en tant qu’amateur de fromage, chacun peut progresser : “Dans la mesure où l’on sollicite sa mémoire, les personnes qui ont bénéficié d’une alimentation variée, qui ont l’habitude de cuisiner (et connaissent l’odeur du beurre fondu, ou celle de la muscade râpée, etc) détecteront davantage d’arômes dans un fromage. Mais cela s’apprend, et il n’y a pas d’âge pour commencer, pourvu que l’on soit curieux. Des initiatives comme la Route des fromages, ou les dégustations organisées chez les crémiers-fromagers, ont leur rôle à jouer.”
« “Pour les professionnels, l’analyse sensorielle peut vraiment fonctionner en tant qu’outil scientifique, estime Eric Spinnler. Un jury formé de la même façon, à New York ou à Tokyo, parviendra aux mêmes résultats. Les nez électroniques sont à mille lieues de pouvoir remplacer cette compétence, intrinsèquement humaine.”